Le lait de Marie
Écrit et mis en scène par Jérôme Robart
Résumé :
1866, en plein Morvan. Histoire d’amour au cœur de l’industrie du lait. Rapport à l’argent.
Jusqu’où va-t-on pour vendre ?
Extrait de la pièce :
Objectif :
Montrer comment l’argent avec la révolution industrielle est entré dans nos vies. Parler d’une histoire ayant touchée les familles du Morvan. Leur donner envie d’aller voir la vie de leurs aïeux et de pousser la porte d’un théâtre.
Tous public à partir de 8 ans
Nombre acteurs : 8 à 11
Durée : 2 heures
Techniciens : Régisseur son, régisseur lumière
Disposition scénique : Bi-frontal
Lire un extrait
PIERRE.- Quelle femme est ta future patronne ? Pourquoi elle nourrit pas son enfant elle-même ? Elle a honte d’être une femme ?
Elle a honte d’être une bête ? Elle aime pas assez son sang pour lui donner son lait ?
Pourquoi elle t’oblige à faire comme elle ?
Quand elle va te voir sortir un sein gonflé pour notre petit, par notre amour, et le fourrer dans la bouche avide de son fils, ça lui fera quoi ?
Ça lui fera quoi à son fils de sucer le sein d’une inconnue ?
Il va penser quoi de sa mère ?
Plus tard, il va penser quoi de lui ?
Il va penser quoi de sa mère ?
Quel homme il va être si, dès le début de sa vie, on lui montre que tout s’achète et se vend, si on lui fait croire qu’acheter est aussi naturel que respirer, si on lui demande d’acheter l’air qu’il respire ?
L’argent est notre ruine, la ruine de l’homme.
Où est le progrès dans tout ça ?
MARIE.- Il sauve ta jambe.
PIERRE.- Je ne me tiens même plus debout sans béquille.
Tu te souviens du bel oiseau. Qui ne pouvait plus voler. Que nous avions recueilli avec mon pére, que tu venais voir.
Nous l’avons mis au milieu de nos poules, et nous l’avons nourri.
Tu te souviens comme il était si beau dans le ciel., les ailes déployées ?
MARIE.- Oui, l’était beau.
PIERRE.- Il a préféré ne plus manger que de vivre toute sa vie comme une poule.
MARIE.- Je veux vivre Pierre. Je veux que tu vives.
PIERRE.- Et notre fils ? Tu partirais avec lui ?
MARIE.- Seulement le temps de les rencontrer, de m’assurer d’être engagée.
PIERRE.- Et aprés ?
MARIE.- Il revient ici où tu t’en occuperas.
PIERRE.- Et de mes seins couleront du lait ? Qui le nourrira ?
MARIE.- Le docteur m’a parlé de Jeannette.
PIERRE.- Jeannette ?
MARIE.- Elle a perdu son petit.
PIERRE.- Je sais.
MARIE.- Elle a encore du lait.
Elle est triste et désesperée.
Contre un peu d’argent, elle pourrait nourrir notre petit.
PIERRE.- Contre un peu d’argent ?
MARIE.- Oui.
PIERRE.- Je l’aime pas, la Jeannette. Elle a été à l’homme comme on amène la vache au taureau pour qu’il lui fasse un veau, juste pour avoir du lait, pas par amour pour un homme, pas pour lui faire un petit, juste pour cet argent qui se faufile partout.
MARIE.- C’est la misère, mon Pierre.
PIERRE.- Aujourd’hui elle est sans gars, elle a perdu son gosse, et elle a pas trouvé de place.
Elle est plus triste de ne pas avoir trouvé de place que son petit soit parti.
Il y en a même qui disent que c’est elle qui l’a fait partir. Pourquoi c’est pas elle qui part là-bas ?
MARIE.- Parce qu’on a besoin de cet argent. La misère tape à la porte.
PIERRE.- Putain de jambe. Putain de fils.
MARIE.- C’est le petit qui nous sauve.
PIERRE.- Misère .
MARIE.- Elle pourrait venir chez nous le temps de nourrir le petit.
PIERRE.- Et dormir où ? On lui ferait une petite place dans ton lit ?
MARIE.- Si tu ne sais te retenir, et que c’est le prix de la vie de notre petit. Le prix de notre vie.
PIERRE.- Le prix. Mon dieu, Marie.
Partager ton lait, ton jus le plus intime, le jus de notre fils, fait pour lui, par lui, le donner à un autre, le jus de notre amour, dans la bouche d’un autre petit, d’un petit de riches des villes, d’un petit inconnu, contre des bouts de métal, contre du papier froissé.
Dans quel jeu nous sommes ?
MARIE.- Avons-nous le choix, Pierre ?
PIERRE.- Mais c’est ton lait, le jus de ta chair, ton corps. Tu fais commerce de ton corps.
MARIE.- Toi aussi, Pierre, tu as vendu ta force d’homme contre de l’argent. Mon lait et ta force ne sont ils pas tout autant notre chair ? La chair de Pierre ? Veux-tu que nous vendions nos terres pour trois sous pour payer ? Et après ? Et demain? Si nous vendons, Pierre, pour trois sous, alors commencera une longue fuite, une errance infinie, pour nous et notre descendance.
Nous quitterons la campagne, nos forêts et nous irons à la grande ville, attirés comme des mouches sur un étron, grossir les rangs de tous ces paysans sans terre. Nous nous entasserons, nous et notre descendance dans ces maisons qui grandissent vers le ciel.
Alors, ce village deviendra vite champs de ruines, tas de vieilles pierres et seules erreront entre les murs défaits, les âmes perdues de nos aïeux.
Notes de l’auteur-metteur en scène :
2015 : Nous venions quelques semaines auparavant d’acquérir la maison au fond des bois dont nous rêvions et déjà secrètement, sans le savoir, les vieilles pierres nous chuchotaient leurs mystères.
Qui était ceux qui étaient là avant ?
Qui avait créé ces parcelles de terrain, construit ces maisons, fait ces murs de pierres dressées ?
Qui avait planté, laissé croitre ces grands arbres ?
J’étais frappé de regarder le pays et de laisser mon imagination fourmiller de mille époques. Une curiosité immense naissait en moi. Les livres s’ouvraient. Les époques se dévoilaient délicieusement. Je ressentais la multitude des anciens.
Cet immense collier humain dont chaque vie est une perle, ou plutôt une bulle de savon.
Qui se rappelle les vies qui s’effacent ? Tous les anciens oubliés ? Déjà morts deux fois et pour jamais.
Une première, lorsqu’ils ont rendu à la Terre leur dernier souffle, puis une seconde, quand plus personne ne se souvient qu’ils ont un jour existé.
Ce sera bientôt notre tour.
De nos pas, nous foulons les leurs. Nous touchons les objets qu’ils ont fabriqués. Goûtons les fruits des arbres qu’ils ont plantés.
Dans cette recherche sans but, absolument ludique et rêveuse, des premiers hommes à nous, en passant par les celtes, des mégalithes au Dolmen, en passant par les chapelles templières, des livres d’histoire au roman de Balzac, de Zola , de Maupassant, au détour d’une lecture, j’apprends l’existence des nourrices ; je prends conscience de ce que ce mot « nourrice » signifie ; je prends conscience de leurs tourments, de leurs souffrances et mon esprit de suite s’emballe.
Je suis immédiatement en empathie pour ces femmes qui partent, ces hommes qui restent, ces enfants loin de leurs mères qui souvent meurent.
Cela me bouleverse.
Comment peut-on laisser son enfant pour en nourrir un autre, inconnu ?
Pour de l’argent ?
Comment en arrive-t-on là ?
Quel monde peut accoucher de telles situations ?
Et un matin, comme une source claire au printemps se fraye passage au milieu des roches, l’écriture vient. Des personnages naissent, des scènes jaillissent sur le papier.
Je suis projeté en MORVAN, en 1866, non loin de là où nous posons les pieds, au milieu des arbres qu’ils ont su ne pas couper, au milieu de leurs champs. Le même ciel, le même vent.
Dans notre petite ferme perdue au milieu des bois, une histoire se créait.
C’est une histoire d’amour.
Marie et Pierre, paysans propriétaires de quelques hectares à peine satisfaisants comme il y en a tant à l’époque, s’aiment d’un immense amour ; Ils vivent simplement dans les bras providentiels et parfois cruels de la nature.
Notre histoire commence quand la vie les projette l’un contre l’autre comme homme et femme.
Marie attend vite un enfant et le destin va s’amuser à éprouver leurs forces, leur amour, leur humanité.
La révolution industrielle est déjà là qui transforme le monde, créait des grandes villes anthropophages qui attirent les hommes de partout et métamorphosent leurs existences.
N’épargnant aucun être vivant, l’argent est là, fidèle soldat de ces villes conquérantes.
Marie sera obligée d’y vendre son lait. Le lait de leur petit.
Elle y vivra une odyssée et Pierre, restant seul avec leur fils, aussi.
Elle y croisera des personnages emblématiques.
Un docteur qui ne sait trop que faire.
Une meneuse qui cherche les enfants à naitre pour leur voler leur lait, et par conséquent leur mère.
Des riches sans conscience qui ne veulent pas allaiter leurs gosses.
Des domestiques.
Toute cette ronde dont le chef d’orchestre se nomme argent et progrès.
Jusqu’où peut-on aller pour l’argent ? Jusqu’où va-t-on aujourd’hui pour lui ?
Vendre son corps, vendre sa force, vendre son lait.
Jérôme Robart